Description : Depuis le début de l’épidémie, nous sommes collectivement pris dans une double avalanche
: un flot ininterrompu de chiffres (décompte quotidien des morts, tentatives de mesure
de la surmortalité liée au Covid-19, projections et estimations sur l’évolution pandémique
par des modèles divers, élaboration d’indicateurs permettant de comprendre la diversité
des réactions et réactivités nationales, etc.), mais aussi de tribunes, billets, tweets
et autres publications rapides émanant non seulement des éditorialistes rompus à l’exercice
du commentaire d’actualité mais aussi de chercheuses et chercheurs en sciences sociales.
Ces deux flux se rencontrent parfois autour d’une question dont nous avons fait, depuis
quelques années, avec d’autres collègues, un objet de recherches : celle des liens
entre nombres et gouvernement. En quoi est-il nécessaire de quantifier pour décrire,
comprendre, prévoir et faire face à l’épidémie ? Sous quelles conditions et jusqu’à
quel point les opérations de quantification peuvent-elles constituer un danger pour
les populations ? Peut-on y voir un simple instrument de manipulation et de coercition
aux mains du pouvoir ? Le temps des sciences sociales, et de l’histoire en particulier,
n’est pas celui de la médecine d’urgence ou de l’épidémiologie de crise. Il nous semble
scientifiquement et déontologiquement prématuré de développer des analyses définitives
sur la crise que traverse actuellement la planète, notamment en prétendant porter
un regard péremptoire sur la valeur des “chiffres du Covid-19” et le rôle qu’ils jouent
dans la mise en place de politiques publiques et la gestion des populations qu’elles
engagent. Pourtant, cela n’interdit pas de montrer en quoi certaines assertions qui
circulent dans l’espace public paraissent particulièrement problématiques sur les
plans intellectuel, politique, voire pratique sur la double question de la construction
et de l’usage de données quantitatives. Si nous réservons nos analyses empiriques
pour un temps plus apaisé, après avoir pris le recul qui s’impose pour une enquête
systématique, nous souhaitons à travers cette contribution rappeler qu’il existe un
vaste champ de recherches en histoire sociale et sociologie de la quantification,
et qu’il n’est pas possible de s’en tenir à l’indignation, ni de clore la réflexion
par des formules catégoriques, des amalgames ou des sophismes. En partant de quelques
publications récentes de natures diverses (tribunes, entretiens…), principalement
en langues anglaise et française (mais aussi espagnole et italienne), nous défendrons
une approche de la quantification par l’histoire et les sciences sociales qui ne saurait
se limiter à une association automatique entre des nombres, jugés forcément faux,
et la décision publique, dénoncée comme forcément liberticide.;